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Les Mille et Une Nuits

© Elizabeth Carecchio

Une création de Guillaume Vincent très librement inspirée des Mille et Une Nuits, à partir de la traduction du Dr Joseph-Charles Mardrus – Compagnie MidiMinuit – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe.

Deux documents des IXème et Xème siècle ayant pour source un recueil persan, sont à l’origine de ces Mille nuits et une nuit, cent seize contes populaires, de format, nature et dialecte très divers selon les ajouts intervenus au fil du temps et selon les régions du monde traversées. On se souvient d’histoires associées et de personnages comme Aladin, Ali Baba ou Sindbad. Pour son montage dramaturgique, assisté de Marion Stoufflet, Guillaume Vincent a choisi une douzaine de contes dans la traduction du Dr Joseph-Charles Mardrui auxquels il a adjoint d’autres textes, d’autres séquences.

Médecin égyptien issu d’une famille fortunée d’origine caucasienne, engagé un temps aux Messageries maritimes, Mardrus (1848-1949), a visité le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est et la Chine. Porteur d’exotisme lui-même, il s’est installé à Paris et a pénétré le milieu littéraire de l’époque, fréquentant le 89 rue de Rome chez Mallarmé où il s’est lié d’amitié avec André Gide. Les différentes éditions de sa traduction des Mille nuits et une nuit, exécutée à partir de l’édition égyptienne de Bûlaq datant de 1835, puis sa nouvelle traduction intitulée Les Mille et une nuits, lui attirent les foudres des milieux scientifiques qui émettent des réserves sur son talent de traducteur. Ils préfèrent se référer à la traduction plus classique d’Antoine Galland, publiée au tout début du XVIIIème siècle et que défend Marcel Proust, contrairement à la sienne défendue par Gide, version plus proche du terroir arabe, plus sensuelle et érotique, donc plus transgressive.

L’Histoire du Roi Schahriar – qui signifie Maître de la ville, en persan – est la première du recueil, elle définit le cadre. Apprenant par son frère l’infidélité de son épouse, le Roi Schahriar décide de se venger. Après avoir tué l’épouse il « ordonna à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille et lui ravissait sa virginité. Et la nuit écoulée, il la tuait. » La fille aînée du vizir, Schahrazade, « qui avait lu des livres, les annales, les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés » inventa un stratagème avec sa jeune sœur, Doniazade, et demanda à son père de la marier au Roi. A contre cœur le vizir finit par céder. Tandis qu’il en informait le Roi, Schahrazade complota avec sa jeune sœur et lui expliqua son plan : « Lorsque je serai près du Roi je t’enverrai mander : et lorsque tu seras venue et que tu auras vu le Roi terminer sa chose avec moi, tu me diras : Ô ma sœur, raconte-moi des contes merveilleux qui nous fassent passer la soirée ! Alors, moi, je te raconterai des contes qui, si Allah le veut, seront la cause de la délivrance des filles ! » Et, dès la première nuit, elle engage son premier conte. Elle l’arrête au petit matin, comme il en sera chaque matin qui suivra ces mille et une nuits pendant lesquelles elle détournera l’attention du Roi, avec les mots magiques consignés dans la traduction de Mardrus : « Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et ne prolongea pas davantage le fil de son récit. Et lorsque fut la… énième… nuit, Schahrazade s’invente une nouvelle Histoire. » Et tournent en boucle des fables qui s’emboîtent les unes dans les autres comme autant de poupées russes au cours de Nuits qui n’épuisent jamais la conteuse et apaisent le Roi.

C’est ce conte majeur de Schahrazade – Schéhérazade – qui englobe tous les autres avec une multitude de personnages mis en miroir les uns par rapport aux autres, dont Guillaume Vincent s’empare. Il en fait une décoction à sa manière, y ajoute sa fantaisie et ses anecdotes, emmène le spectateur de Bretagne en Egypte, en passant par Paris. L’entreprise est périlleuse. Il ne joue pas l’orientaliste, sa version est occidentale et théâtrale selon sa vision esthétique – que nous avions notamment rencontrée dans Songes et Métamorphoses d’Ovide et Shakespeare, spectacle présenté aux Ateliers Berthier/Odéon en 2017 (cf. notre article du 3 mai 2017). « Dire mille et une nuits c’est en ajouter une à l’infini » disait joliment Borgès.

La scène initiale débute avant même l’extinction des feux de la salle alors que le public s’installe : une demi-douzaine de sacrifiées en robes blanches et voiles de mariées, qui, dans les fauteuils plastique d’une salle d’attente au carrelage vieillot, impersonnelle et inexpressive, attendent d’être appelées par un avertisseur sonore, leur arrêt de mort pour la jouissance du Roi. On les voit monter le grand escalier central et dérobé dont la porte s’ouvre, elles ne redescendent pas. Au fil de leur disparition, les murs de l’escalier se couvrent de traînées de sang, de plus en plus apparentes (scénographie François Gauthier-Lafaye, lumière César Godefroy). On ne verra pas le Roi, même si, dans la tradition, ce sont les femmes que l’on cache. On verra surtout, dans ce livre d’images où le comique côtoie le tragique et l’humour le cliché, une poignée d’hommes, noeuds pap, restes de smocking ou bien survêtement, se faire émasculer. Pour compléter la scénographie, de chaque côté de cet escalier Barbe-Bleue, une porte menant aux maisons, dans des géographies non identifiées. Quelques guirlandes, des couleurs, un peu d’étoiles, beaucoup de kitsch. Côté jardin, un musicien joue quelques intermèdes avec son oud d’orient et sa bombarde bretonne. Sa discrète musique se joint aux poncifs orientalistes comme Shéhérazade de Rimsky-Korsakoff ou La Danse du sabre de Khatchatourian (composition musicale Olivier Pasquet, son Sarah Meunier-Schoenacker). La tradition orale ayant traversé la Perse, l’Inde, la Chine, le Monde Arabe, nous voyageons, entre le réel et le fantasmé des Mille et une nuits et des anecdotes ajoutées au fil des sinuosités, parfois simplistes et caricaturales, proposées.

A la fin, et puisqu’il faut bien en finir au bout de 3h30 de spectacle, Guillaume Vincent s’invente un scénario comme si les mille et une pages n’y suffisaient pas : le Roi découvre que Shéhérazade aurait eu des enfants, sans doute aussi les siens ; et une femme couronnée Roi en couronne une autre et dévoile son identité féminine. Happy end et fin de la barbarie par le pouvoir des contes et par celui des femmes qui s’imposent, kalachnikov au poing, robes rose bonbon, jaune citron et bleu layette années 60 (costumes Lucie Ben Dû, coiffure, maquillages Mityl Brimeur). On se balade dans un certain flou au fil des histoires, sans trop de repères ni de dates ni de lieux, sans trop de complexité. Au loin passe Oum Kalthoum, silhouette au foulard, quatrième pyramide, suspendue dans le temps et le pastiche, les gennis qui croisent Schéhérazade comme des peluches en action, sans trop de fantastique. Déconstruction, travestissements, rebondissements, bouffonnerie et parodie, tel est le vocabulaire du metteur en scène, Guillaume Vincent, porté par des acteurs qui réussissent à tirer les fils de la pelote.

Monter Les Mille et Une Nuits a sûrement demandé un énorme travail pour la recherche des fables et leur articulation. Étrangement la parole s’y dilue dans une lecture occidentale en décomposition où des images polymorphes volatiles deviennent insuffisantes et où se pose une fois encore la raison d’être du théâtre.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2019

Avec Alann Baillet, Florian Baron, Moustafa Benaïbout, Lucie Ben Dû, Hanaa Bouab, Andréa El Azan, Émilie Incerti Formentini, Florence Janas, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles-Henri Wolff. Dramaturgie Marion Stoufflet – scénographie François Gauthier-Lafaye – collaboration à la scénographie Pierre-Guilhem Coste – lumière César Godefroy – collaboration à la lumière Hugo Hamman – composition musicale Olivier Pasquet – son Sarah Meunier-Schoenacker – costumes Lucie Ben Dû – collaboration aux costumes Charlotte Le Gal, Gwenn Tillenon – regard chorégraphique Falila Tairou – assistant à la mise en scène Simon Gelin – coiffure, maquillages Mityl Brimeur – régie générale Jori Desq.

Du 8 novembre au 8 décembre 2019 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – En tournée – 2019 : 13 et 14 décembre, Maison de la Culture d’Amiens – 19 et 20 décembre, Espace Malraux/scène nationale de Chambéry/Savoie – 2020 : 7 et 8 janvier, Comédie de Valence/CDN – 15 et 16 janvier, CDN de Besançon – 21 et 22 janvier, La Filature/scène nationale de Mulhouse – 26 et 27 janvier, scène nationale de Chateauroux – 4 au 8 février, Théâtre du Nord/CDN Lille/Tourcoing – 12 au 14 février, Théâtre de Caen – 25 et 26 février, scène nationale d’Albi – 3 au 7 mars, TNB Rennes/centre européen théâtral et chorégraphique – 19 au 21 mars, La Criée Marseille/CDN – 25 et 26 mars, Le Quartz/scène nationale de Brest.